Interview d’Alain Juppé (LLG 1964), membre du Conseil Constitutionnel, ancien Premier ministre et Maire de Bordeaux par Ludovic Herman de L’Entreprise Sentimentale (LLG 1987)
« Ce qui fit beaucoup pour ma popularité, ce sont les colis de foie gras landais, envoyés par ma mère, que je partageais dans ma chambrée (Alain Juppé) »
Avant d’être membre du Conseil Constitutionnel, Premier ministre et Maire de Bordeaux, Alain Juppé fut élève en classe préparatoire littéraire à Louis le Grand pendant deux ans. Voici un rapide retour sur l’expérience qui fut la sienne
Comment êtes-vous arrivés à Louis-le-Grand ? Était-ce votre choix ?
Ce sont à mes professeurs du lycée Victor Duruy de Mont-de-Marsan où je fis ma scolarité de la 8ème (comme on disait à l’époque) au baccalauréat que je dois d’avoir intégré Louis-le-Grand. Mon père, exploitant agricole, diplômé d'un certificat d'études primaires, me laissait libre de mes choix ; ma mère, elle, me rêvait professeur de médecine à Bordeaux. Ce sont mes deux professeurs en humanités et en histoire, monsieur Lemaire et monsieur Godefroid, qui m’encouragèrent à "monter à Paris" pour rejoindre ce prestigieux lycée qui m’impressionnait.
J’étais bon élève, lauréat du Concours général. Mais je n’avais aucune vocation bien affirmée. J’étais tenté par le service public. M. Godefroid me mit entre les mains une petite brochure de présentation de l’ENA ; la haute administration, les grands corps de l’Etat me tentèrent. Pour me donner les meilleures chances de réussir le concours, on me conseilla de parfaire ma culture générale en faisant une année d’hypokhâgne dans un grand lycée parisien. C’est ainsi que je me retrouvai à Louis-le-Grand.
Comment vous êtes-vous senti accueilli ? Quelles furent vos premières impressions ?
Paris, pour moi, c’était d’abord une immense bouffée de liberté, l'anonymat qui me manquait à Mont de Marsan. Certes, il fallait énormément travailler, on m’avait prévenu que la concurrence serait rude, mais ça marchait, ce qui m'encouragea, après hypokhâgne, à rester en khâgne en 2ème année.
Au début, le choc avec l'internat spartiate de Louis-le-Grand fut brutal. Je quittais le cocon d’une famille aimante et protectrice pour atterrir dans un dortoir de 50 lits. Je fis l’expérience des batailles de polochon, au risque de me déboîter en pleine nuit une épaule fragilisée par la pratique du hand ball.
Le pire, c'était la cantine, dont l’ordinaire était bien en deçà des standards culinaires landais. Ma mère, soucieuse de ma santé, n’hésita pas : ni une, ni deux, elle m’approvisionna régulièrement en colis de produits locaux et notamment du foie gras qu’elle cuisinait elle-même. Cela fit beaucoup pour ma popularité auprès de mes camarades de chambrée avec qui je les partageais.
En dehors de connaissances académiques, qu'avez-vous retenu de « l’école Louis-le-Grand » ?
Elle m'a appris tout à la fois la rigueur intellectuelle et le sens de la nuance. L'exigence de trouver le mot juste, approprié, mais aussi de cultiver la nuance et le doute méthodique indispensable dans les études comme dans la vie.
Et autres choses ?
Peut-être l’impertinence aussi. Celle de contester les professeurs qui se reposaient sur leurs lauriers et dont le brio s’était émoussé ! Mais, c'est surtout la passion de la liberté qui s’est enracinée en moi, la liberté de penser, d’exprimer sa pensée, d’agir pour passer de la théorie, à la pratique. C’est ainsi qu’est né peu à peu mon intérêt pour l’engagement politique qui ne s’est toutefois concrétisé qu’une fois terminé mon cursus universitaire.
Justement, quels professeurs vous ont aidé, marqué ?
Un professeur que nous chahutions sottement, André Lagarde, l’auteur du « Lagarde et Michard » (ce dernier officiait à Henri IV). Nous avions rempli les casiers de la salle de classe de réveils réglés pour sonner de 5 mn en 5 mn, ce qui rendait fou le maître ! J’ai pourtant conservé tous les tomes de son manuel dans ma bibliothèque et il m’arrive encore de les consulter avec dévotion. Mon prof.favori, c’était Monsieur Goube, le professeur de grec et latin : déboulant du métro, il sortait de sa poche un bout de papier sur lequel il avait noté une règle de grammaire transgressée ou une citation ignorée ; grâce à lui, je devins capable de lire l’Odyssée dans le texte, ce qui me valut de décrocher une excellente note au concours d’entrée à Normale Sup. Intégrer ce qui reste pour moi « l’Ecole », avec un grand E, c’était le couronnement de mes efforts. J’y étais pourtant le vilain petit canard, n’adhérant pas à la vulgate marxiste en honneur du temps d’Althusser ; même en 1968, j’ai préféré « avoir raison avec Aron plutôt que tort avec Sartre ».
En tout cas, mes années de bonheur d’apprendre, dans une bulle hors du temps, ce furent celles de la rue Saint-Jacques, puis de la rue d’Ulm. L’ENA, plus tard, m’a de ce point de vue un peu déçu.
Et quels amis fréquentiez-vous ?
Louis-le-Grand m’a permis de rencontrer de fidèles amis qui, soixante plus tard, me sont toujours proches. Jean-Marie Guillermou, fan de musique classique, avec qui nous allions à St Eustache écouter la messe en si de Bach, sous la houlette du RP Martin. Il avait aussi les pieds sur terre et s’était spécialisé dans la confection quotidienne de sandwichs aux rillettes qu’il distribuait, en khâgne, dans le box voisin du mien, pour apaiser les appétits de nos camarades frustrés par l’ordinaire de la cantine. A défaut de foie gras…
Avec Jacques Kaufmann, ce furent des voyages mémorables, en Suède jusqu'au cercle polaire ; en Russie où, à force de toasts à la vodka, je pris la seule cuite de ma vie ; en Turquie, 3 000km de Paris à Antalya, en passant par les grands sites archéologiques de la côte ionienne… et retour ! Il en garda le goût du reportage et fit une carrière de journaliste. Avec Jérôme Clément, dont j’ai admiré le travail à la tête d’ARTE, j’ai conservé un lien d’amitié solide et durable.
Et la sentimentalité à Louis-le-Grand ? Étiez-vous amoureux à l’époque du lycée ?
Oui, j’étais amoureux, d’une jeune parisienne rencontrée en Grèce lors d’un voyage de lycéens et de khâgneux. Double coup de foudre pour Christine … et pour l’Acropole. Nous nous sommes mariés à 20 ans, je venais d’entrer à Normale. Le bonheur à l’état pur.
Quels messages souhaiteriez-vous communiquer aux jeunes actuellement à Louis-le-Grand ?
Je leur dirai qu’ils ont de la chance d’étudier dans un lycée d’excellence. Et que cette chance, ils la méritent et peuvent en être fiers. Que la connaissance est une arme pour la vie ; je cite de mémoire Aimé Césaire : « Pour savoir où l’on va, il faut savoir d’où l’on vient ».
Je leur dirai aussi qu’ils doivent garder confiance en l’avenir, qu’ils auront certes de formidables défis à relever mais que, non, « ce n’était pas mieux avant » ! Le XXème siècle a été terriblement tragique : deux guerres mondiales, une pandémie de grippe espagnole dévastatrice, bien plus que la COVID-19, la Shoah, des génocides, le Goulag, la Révolution culturelle en Chine et ses millions de victimes… je ne suis pas exhaustif. Certes, à l’aube du XXIème siècle, nous prenons conscience que l’humanité est mortelle, au sens littéral du mot. Mais il n’y a pas de fatalité. Ce siècle, le leur, sera ce qu’ils en feront. Qu’ils ne cèdent pas au poison du déclinisme. L’engagement a sa noblesse, la possibilité d’agir existe. Mais je radote peut-être…
Que pourrait vous permettre l’association des anciens élèves du lycée Louis-le Grand ?
De retrouver des amis perdus de vue ! Et de remettre à l’honneur les valeurs du mérite et les vertus de l’effort. Comme on peut être fier de notre élite sportive, on peut aussi l’être de notre élite académique.
Merci
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