Il était une fois Louis-le-Grand…
« L’attachement que j’ai à ce lycée est peut-être dû au fait d’avoir eu accès à un environnement qui a libéré mon potentiel, sans me faire sombrer dans le désespoir de ne pas être dans l’excellence absolue ». Gilles Pluntz
Avant d’être président de l’association des anciens élèves du lycée Louis-le-Grand, cadre dirigeant de l’industrie pharmaceutique et investisseur privé, Gilles Pluntz a été élève à LLG. Il nous livre ici un retour sur son expérience.
Comment êtes-vous arrivé à Louis-le-Grand ?
Je suis arrivé à Louis-le-Grand en 1974 après avoir obtenu mon bac. Ce n'était pas mon choix personnel, mais celui de mon père. J'étais un excellent élève dans mon lycée de province, le lycée Jean Zay à Jarny en Meurthe-et-Moselle. Mon père, qui avait étudié à Louis-le-Grand après la guerre, n'avait pas réussi à intégrer Polytechnique, mais il voulait que l'un de ses enfants y parvienne. Comme j'étais le plus orienté vers les sciences, j'ai été « programmé » pour faire polytechnique par mon père. Après le bac, j'ai été admis au lycée Poincaré à Nancy et à Louis-le-Grand mais j'ai choisi Louis-le-Grand pour tenter d'intégrer Polytechnique, conformément au souhait de mon père.
J’ai donc suivi les classes préparatoires en mathématiques supérieure et spéciale, en me préparant pour les concours de Normale Sup, Polytechnique et les Mines. Cependant, j'ai raté Polytechnique, un échec que je considère aujourd'hui comme un acte manqué, peut-être une manière inconsciente de montrer à mon père que je n'étais pas infaillible. Au final, j'aurais pu intégrer l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm et j'ai dit à mon père : « Tu vois, je n'ai pas intégré Polytechnique, mais j'ai réussi Normale Sup, ainsi que les Mines de Paris. ». Pour la petite histoire, Normale Sup a contacté mes parents au début septembre pour nous informer que j'étais finalement admis suite à une série de désistements. À ce moment-là, j'étais déjà bien installé à l'École des Mines, où j'avais découvert le plaisir de ne pas travailler le samedi, une nouveauté qui me plaisait beaucoup. J'étais tellement à l'aise que j'ai décidé de refuser l'offre de Normale Sup. Ce n'était pas vraiment un acte de bravoure, mais plutôt une décision prise dans la confusion du moment. J'ai laissé passer la date limite pour répondre, permettant ainsi à quelqu'un d'autre de prendre ma place. J'espère que cette personne en a été heureuse. Mon père a tenté de me convaincre de retenter ma chance, mais je lui ai dit : « Regarde, j'ai déjà prouvé que j'étais capable, et je suis bien là où je suis. » Il a fini par accepter ma décision, et je n'ai jamais repassé le concours.
Comment vous êtes-vous senti accueilli ?
L'ambiance compétitive de Louis-le-Grand était comparable à celle d'un ring de boxe, où l'on se sent parfois bien seul sur le ring. C'était la solitude du provincial débarquant dans un lycée parisien sans connaître personne. Malgré mes retours fréquents chez moi dans l'Est le week-end, ma vie à Paris ressemblait à une existence monacale, je dirais une vie de caserne.
En écoutant les témoignages des autres personnes interviewés dans cette série, on constate combien les conditions ont évolué. Certains évoquent les grands dortoirs aux lits alignés. À mon arrivée, on était déjà passé à l'étape suivante : des box installés au milieu du dortoir, montant à deux mètres de hauteur, on vivait un peu caserné ! Un souvenir marquant est celui du chauffage à vapeur. Le matin, à 7 heures, la vapeur sous pression arrivait dans les radiateurs froids, provoquant des chocs mécaniques qui résonnaient comme des coups de masse. Il faisait très froid, et la température grimpait de 5 ou 6 degrés en une heure, transformant le dortoir en étuve.
Autre fait marquant, c’était le brassage des provinces. J’ai croisé des amis qui venaient de Bordeaux, d’Alençon, de Limoges, etc. Regardés un peu comme des péquenauds, nous autres provinciaux montés à Paris pour réussir, avec nos blouses, on se serrait les coudes. La blouse ne servait pas seulement à rester propre, mais c’était aussi un signe d’appartenance.
En dehors des connaissances académiques, qu'avez-vous retenu de « l’école Louis-le-Grand » ?
En arrivant à Louis-le-Grand, on croit souvent être le Phénix, supérieur à tout le monde en maths, physique, français, histoire, etc. Puis, on se confronte à la réalité : à Louis-le-Grand, on rencontre les personnes de sa génération dont le cerveau est câblé différemment. Ces trois ou quatre personnes, souvent primés au concours général, aiment lire des livres de recherche en maths que l'on n'a jamais ouverts, inventent de nouvelles démonstrations de théorèmes célèbres, et vivent sur une autre planète intellectuelle. On réalise alors que, malgré le travail, on n’arrivera peut-être pas à être aussi bon qu’eux, que notre cerveau n’est pas câblé de la même manière. C’est un sentiment d'impuissance terrible.
Avec le temps, on s'adapte. On finit par se dire : « Bon, je suis dans les 10 premiers en maths, peut-être que je serai 9e un jour. » Une fois recadré, il faut effectivement viser plus haut. Et donc à LLG, je me suis rendu compte que seules trois ou quatre personnes par génération sont dans l’excellence absolue, mais que pour les autres l’exigence de tirer le meilleur de ce qu’on a procure plaisir et réalisation de soi-même. L’attachement que j’ai à ce lycée est peut-être dû au fait d’avoir eu accès à un environnement qui a libéré mon potentiel, sans me faire sombrer dans le désespoir de ne pas être dans l’excellence absolue.
Quels amis fréquentiez-vous ?
La promiscuité fait que l’on développe des amitiés très fortes. J’ai noué des amitiés notamment avec Philippe Costes, avec qui je partageais ce qu’on appelait à l’époque une « turne » c’est-à-dire une petite pièce sombre dans laquelle on travaillait. Philippe est resté l'un de mes meilleurs amis jusqu’à ce jour. Il venait d’une autre prépa, où l'esprit était plus à l’entraide qu'à la compétition. Ce mode de fonctionnement, axé sur la coopération, était nouveau pour moi. J'ai découvert que, finalement, en s'entraidant, en étant ami, en se faisant aider et en aidant les autres, on progressait plus facilement. Cette découverte était pour moi un changement de programmation, le passage du sport individuel au sport collectif.
Quels professeurs vous ont marqué ou aidé ?
Nous avions accès aux meilleurs professeurs. Je pense à Jean-Daniel Bloch, malheureusement décédé. Je l’ai eu comme prof lors de sa première année à LLG. Avec ses longs cheveux bouclés et son style décontracté, il ne faisait jamais cours au tableau. Il s'asseyait sur le rebord de la fenêtre et commençait à enseigner. C'était une star des maths, une légende au moins dans ce domaine. J’ai gardé tous mes cahiers de maths que je nommais « La Bible des Mathématiques selon Jean-Daniel Bloch ».
En physique, il y avait Jacques Boutigny, le professeur dans toute sa splendeur. On se souvient encore de ses bouquins qui étaient utilisés dans toutes les prépas de France « Annequin-Boutigny ». Et puis, il y avait Madame David pour la chimie. Avec elle, l'ambiance était rassurante, presque familiale, bien qu'elle restât très exigeante.
C'est amusant, j'ai fait un post sur LinkedIn récemment à propos de mon professeur de mathématiques en deuxième année, et cela m'a fait réfléchir à la qualité des personnes qui m'ont enseigné. Je ne savais rien de la vie de Mr Ghouti Benmerah en dehors de notre classe de Mathématiques Spéciales jusqu'à ce que je tombe sur quelqu'un qui a raconté son histoire (Alain Dalançon). C'était un homme né en 1915 en Algérie, dans une famille où l'excellence académique était la norme. Benmerah était un homme aux convictions fortes, probablement très engagé à gauche et anticolonialiste, mais toujours attaché à la France. Dans le texte que j'ai publié, il disait : « Je suis né algérien, mais j'ai choisi la France grâce à l'éducation que j'ai reçue. » Il exprimait avec élégance comment, grâce à son éducation, il avait pu apprécier pleinement la culture française tout en restant fidèle à sa religion et à la culture de ses ancêtres. Il attribuait ce double attachement à l'école laïque française, une institution qu'il admirait profondément. Il a refusé un poste de recteur de l’Université d’Alger après l’indépendance de l’Algérie car il se considérait avant tout comme français et a choisi de rester en France.
Ce n'est qu'après coup que j'ai pleinement compris la profondeur de son engagement et l'exemple qu'il représentait. Moi aussi, dans mon lycée de province, à Jean Zay, j'avais eu des professeurs engagés, parfois communistes, mais ils laissaient toujours la politique à la porte de la classe. Leur mission était de transmettre des connaissances, et c'est ce qui les rendait si respectables.
Et la sentimentalité à Louis-le-Grand ?
Il y avait peut-être une fille dans la classe, mais j’étais complètement programmé pour réussir. Aucune relation amoureuse à cette époque-là.
Quels messages souhaiteriez-vous transmettre aux jeunes actuellement à Louis-le-Grand ?
Le premier message, c’est bravo, si vous êtes là, ce n’est pas par hasard. Le deuxième, c'est de profiter pleinement des professeurs de Louis-le-Grand. S'ils y enseignent, c'est parce qu'ils ont déjà accompli beaucoup dans leur carrière et ont vraiment quelque chose à vous apporter.
Ensuite, je dirais : profitez de la diversité des matières enseignées, que ce soient les maths, la physique, le français, l'histoire, ou même l'informatique aujourd'hui. Bien sûr, si vous êtes, comme je le fus, en classe préparatoire scientifique l'objectif est d'intégrer Normale Sup, Polytechnique, les Mines ou Centrale, mais il faut aussi prendre le temps de profiter de tout ce que le lycée peut offrir. Prenez votre liberté, décrispez-vous, chose que je regrette de ne pas avoir pleinement faite. Louis-le-Grand, c’est plus que les sciences, alors il faut en profiter.
Que pourrait apporter l’association des anciens élèves du lycée Louis-le-Grand ?
La première chose à faire, selon moi, c’est permettre le contact avec nos anciens professeurs. Je pense qu’ils ont des choses à raconter et un angle de vue qui va nous intéresser.
Aussi, cette association est un creuset de divers mondes (business, politique, culture, médias, art, etc.). Elle réunit des personnes d’origines sociales, intellectuelles, culturelles et religieuses diverses et permet déjà de mener des actions communes comme notre dîner de gala. Je pense que nous pourrions faire davantage en créant un espace où les anciens pourraient collaborer plus étroitement.
Merci
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